Par Eric Faidy, Conseiller municipal à Clermont-Ferrand et élu à la métropole
La proximité de Madame Le Pen avec La Russie de Vladimir Poutine est connue. Le Kremlin a financé les campagnes électorales successives du Rassemblement National à travers des prêts. Madame Le Pen a eu l’occasion de le confirmer. La candidate à l’élection présidentielle souhaitait en février dernier commencer sa campagne tambour battant avec un premier tract qui la mettait en scène avec le chef du Kremlin. A la veille de l’agression de l’Ukraine par l’État Russe elle a compris que cela faisait trop. Les millions de tracts n’ont finalement pas été distribués…
Pour bien connaître personnellement la Russie de Vladimir Poutine je ne vois pas une seule raison qui pourrait faire de ce régime autoritaire et corrompu un modèle pour notre pays. Au contraire l’évolution à laquelle j’ai assisté au cours de ces vingt dernières années m’a convaincu du danger de laisser s’installer la rhétorique de l’ordre, de la pureté et du nationalisme. Cette idéologie est un mal qu’il faut traiter à la racine. Les engrenages se mettent en mouvement insidieusement et l’on devient vite impuissant devant les libertés perdues, l’égalité brisée et la fraternité disparue. Le poids que l’État Russe a pris dans les positions de Madame Le Pen en dit long sur la manière dont ce pays, s’immisçant jusqu’au cœur de nos démocraties, dicte ses choix à ses obligés.
Je suis arrivé à Moscou en 2005 pour diriger la filiale de Michelin. J’y ai vécu jusqu’en 2010. La Russie de Vladimir Poutine, je l’ai vécue de l’intérieur. C’était alors encore la période d’ouverture du régime. Les ONG étaient présentes, les Russes commençaient à voyager à l’extérieur de leur pays. Un vent favorable semblait souffler. Malgré la confiscation par les oligarques des richesses du pays (laquelle remonte à la présidence de Boris Eltsine), tous mes amis russes étaient confiants dans le développement de l’économie. Ils étaient persuadés que les oligarques, au lieu de rester assis sur leurs rentes, sauraient créer des industries nouvelles, notamment des industries de transformation, et faire progresser rapidement le pays.
Avec Poutine, il semblait que le pays allait connaitre une renaissance
Après les années 1990, qui avaient connu une transition extrêmement brutale entre le communisme et le libéralisme à tout crin, il semblait à beaucoup que Poutine avait enfin remis de l’ordre et était en train de trouver le point d’équilibre. Le pays allait connaitre une renaissance. Il allait s’appuyer sur ses immenses réserves naturelles (gaz, pétrole, matières premières) pour financer la construction d’un état moderne et mettre en place une économie prospère au bénéfice du plus grand nombre.
Cependant la décennie qui a suivi a montré les limites de ces espoirs. L’économie russe n’a jamais vraiment dépassé le cadre primaire de l’exploitation des ressources naturelles (avec la corruption qui lui est consubstantielle). Le pays s’est révélé particulièrement fragile lors de la crise de 2008 et après les sanctions qui lui ont été imposées à la suite de l’invasion de la Crimée (même si Poutine a réussi à assurer dans certains domaines, notamment l’agriculture, l’indépendance de la Russie)
De cette déception les signes avant-coureurs étaient déjà bien visibles à l’époque où j’étais à Moscou. Dans le cadre de mes fonctions je devais recruter régulièrement de jeunes diplômés russes. Ils avaient tous d’excellentes capacités de réflexion, mais la réalité concrète de l’entreprise leur était totalement inconnue. Nous étions nombreux à attirer l’attention des pouvoirs publics sur cette situation et à faire valoir qu’une nation moderne devait assurer à ses jeunes générations non seulement une formation théorique (ce que l’URSS communiste avait en son temps fort bien réussi) mais aussi pratique et que pour créer les ressources nécessaires aux progrès souhaités il fallait mettre en place – et cela de façon très large – des formations adaptées aux nouveaux défis. Durant cinq ans la seule école que j’ai vue se créer à Moscou fut une école destinée à former au management les oligarques et leurs entourages. Servir une caste et ne pas s’occuper du plus grand nombre… L’idée d’une puissante révolution économique, technologique, l’ambition d’un pays nouveau semblaient déjà moribondes.
« Si vous connaissez le préfet ou quelqu’un du FSB (ex-KGB), une grève ne dure jamais très longtemps »
Lors de la crise de 2008, toute l’économie a chuté brutalement. Les entreprises étrangères ont mis en place des dispositifs pour aider financièrement les employés qui se trouvaient temporairement au chômage. Je me souviens d’avoir demandé au chef d’une entreprise russe comment sa société avait accompagné socialement son personnel. Sa réponse m’a interloqué : « Si vous connaissez le préfet ou quelqu’un du FSB (ex-KGB), une grève ne dure jamais très longtemps». Alors que je me préoccupais des personnes en difficulté du fait de la crise mondiale, lui m’expliquait comment « calmer » le peuple. Dans le même échange il me vantait d’autre part les mérites de Megève en hiver et de Saint-Raphaël l’été – il faut dire que le jet d’un de ses amis oligarques du réseau Gazprom était à sa disposition chaque vendredi à 15h pour son weekend sur la côte d’Azur – retour le lundi. Nous étions sur deux planètes totalement différentes. La situation a peu varié aujourd’hui. La nouvelle nomenklatura (qui n’est en fait que le prolongement de l’ancienne) vit sur le dos du pays et n’est pas sensible aux questions de justice sociale. Dans le même temps, au fur et à mesure des crises sociales, le régime s’est raidi et l’expression des oppositions a été progressivement muselée.
Beaucoup de jeunes diplômés, qui possèdent l’usage de l’anglais ou d’autres langues, ont trouvé auprès des entreprises étrangères (elles sont nombreuses – plus de 600 entreprises françaises) un développement professionnel intéressant et la garantie d’une existence bien meilleure que celle de leurs parents. Cette nouvelle classe moyenne, liée directement aux investissements étrangers et qui habite les grandes villes, a vu son style de vie évoluer de façon positive et se rapprocher de celui de l’Occident.
Cette classe est relativement critique envers le pouvoir en place. Elle a la capacité de contourner la censure généralisée et de s’informer directement auprès de sources internationales. Elle n’est guère convaincue par les motivations de la guerre en Ukraine telles qu’elles sont exposées par la propagande d’état sur les télévisions. C’est, en tout cas, ce que j’ai pu comprendre à travers les contacts que j’ai eus avec mes amis jusqu’en février dernier. Depuis le déclenchement des opérations, les conversations se sont espacées. Plus un mot sur l’Ukraine. L’insouciance politique a laissé place à la peur de parler. Je ne peux m’empêcher de penser à Anna Politkovskaia, journaliste assassinée le 7 octobre 2006 dans la cage d’escalier de son immeuble à proximité du lieu où j’habitais. Poutine a commencé par les journalistes, aujourd’hui c’est tout le peuple russe qui se tait devant ce régime autoritaire.
Voilà le pays dirigé par l’ami de la famille Le Pen ! Voilà le modèle tant vanté de la candidate du Rassemblement National. Un pays spolié par des dirigeants qui ont amassé des fortunes colossales – dont l’étendue est savamment cachée par tout un système d’intermédiaires.