Sergueï * avait 23 ans en 1991. Il rentrait de deux ans de service militaire et l’URSS disparaissait. Les Russes subissaient une crise économique majeure et perdaient leurs repères et leurs biens. Il l’illustrait, il y a quelques années, en me racontant que l’inflation était telle que la datcha (Petite maison de campagne) vendue lors de son départ pour le service militaire ne lui permettait de n’acheter qu’un appareil radio portatif à son retour de l’armée. Sergueï a travaillé quotidiennement à mes côtés durant les cinq années pendant lesquelles j’ai dirigé à Moscou la filiale russe du groupe auquel j’appartiens.
Toujours en contact avec lui depuis mes années moscovites, je me suis souvenu qu’il avait étudié à la célèbre université MGIMO (Московский государственный институт международных отношений), celle qui a formé des générations de diplomates russes. Je souhaitais connaitre son avis sur la crise diplomatique ukrainienne.
Sergueï, à qui je parle via Zoom, maitrise parfaitement l’histoire de l’Ukraine et des relations avec la Russie. Ce que j’avais relu récemment, il me le rappelle du tac au tac : Kiev est le berceau de l’Ukraine moderne, mais aussi de la Russie depuis le 9ième siècle. Des origines ethniques et culturelles communes entre les deux peuples. Une Ukraine divisée en deux parties : L’Ouest tourné vers l’Occident et l’Est russophone. Russophone, mais aussi russe selon lui. D’ailleurs lorsque je voyais dans ce pays pour mon travail, il y a maintenant plus de 10 ans, j’avais toujours été frappé par la différence d’atmosphère générale des villes de l’Est et de l’ouest du pays : l’Europe centrale au centre et à l’ouest du pays, la Russie à l’est. Autant dire que la Russie ne peut pas se désintéresser de son voisin.
Jusqu’à le Révolution Orange (2004), le pouvoir ukrainien se positionnait diplomatiquement d’une manière relativement équilibrée entre l’Est et l’Ouest. La chute de Viktor Ianoukovytch (Pro-russe) en février 2014 et l’élection de Viktor Iouchtchenko marque un tournant dans la relation avec la Russie. Le nouveau chef de l’Etat Ukrainien ne cache pas son souhait de prendre ses distances avec la Russie et de se rapprocher de l’Europe. La Révolution de Maidan (2014) marque un pas de plus de l’Ukraine en direction de l’Europe avec l’élection de Oleksandre Tourtchynov ouvertement pro-européen.
La Russie a toujours affirmé dans les cercles diplomatiques que sa sécurité impliquait l’absence de frontière commune avec l’OTAN. La ligne rouge est alors dépassée.
En 1954, la Russie offre la Crimée à l’Ukraine en signe d’amitié. Une décision sans beaucoup de conséquence puisque ces deux soi-disant républiques indépendantes appartiennent l’une comme l’autre à l’URSS dirigée par Nikita Khroutchev.
En réaction aux positions du nouveau président ukrainien issu de la Révolution de Maiden, Vladimir Poutine décide l’annexion de la Crimée. Un référendum est organisé dans la presqu’île pour justifier la prise de contrôle par la Russie. 83% des électeurs se déplacent aux urnes et 97% votent pour le rattachement de leur territoire à la Russie. L’Occident réagit et met en place une série de sanctions, essentiellement économiques, à l’encontre de la Russie.
Cette question de la sécurité de la Russie revient souvent dans notre échange avec Sergueï. C’est manifestement une obsession partagée par une bonne partie du peuple russe. Il me dit que la Russie a fait de nombreuses propositions diplomatiques à l’Occident afin de garantir la sécurité à ses frontières. L’Occident, les Américains en particulier, n’ayant jamais souhaité donner suite. Il explique la crise actuelle comme une manœuvre de Poutine pour obliger les pays de l’Ouest à se mettre autour d’une table pour discuter de ces initiatives et trouver des compromis. Je n’avais pas vu le problème sous cet angle-là.
Lors de la conférence de presse des présidents Macron et Poutine à l’issue de leur long entretien le 7 février à Moscou, Emmanuel Macron a beaucoup insisté sur le fait qu’il comprenait ce besoin de sécurité de la Russie. Le Président français a été le premier chef d’Etat à se rendre à Moscou pour ouvrir le dialogue et permettre la désescalade. Il a acté cette demande de la Russie lors de sa prise de parole et c’est certainement cette parole publique qui a largement contribué à rendre possible un début de dialogue qui, souhaitons-le, se poursuivra.
Souhaitons-le car lorsque la tension atteint des sommets, un dérapage est toujours possible et par une réaction en chaine, la guerre peut être là très vite. Même lorsque personne ne la désire. Les annonces récentes d’un retrait des forces massées en Biélorussie à la frontière avec l’Ukraine ont constitué un premier geste, mais deux jours après, le président biélorusse déclarait que les manœuvres militaires se poursuivaient et des troubles se faisaient jour au Donbass.
Cette guerre contre l’Ukraine, mon interlocuteur me dit que le peuple russe n’en veut absolument pas : « Comment pourrions-nous tirer sur nos frères de sang ? La Russie est née à Kiev. » Toutefois, je ne suis pas certain que l’avis de l’opinion publique soit une préoccupation de Vladimir Poutine. Les dictateurs n’ont pas d’opinion publique. Ils savent que souvent le temps joue en leur faveur quand il s’agit de négocier avec des démocraties dont les dirigeants ont en permanence les yeux fixés sur les sondages d’opinion.
Néanmoins je ressens à travers les propos de mon ami une grande fatigue des Russes face aux sanctions de l’Occident. Pourtant ces sanctions ont poussé la Russie à relocaliser des productions, en particulier alimentaires. Elle est aujourd’hui beaucoup moins dépendante de l’étranger pour son alimentation. Elles ont conduit également ce pays à renforcer ses relations commerciales avec la Chine. Au-delà des difficultés matérielles qu’ont connues les Russes, c’est sans doute davantage l’humiliation qu’elles représentent pour eux qui est insupportable.
Je demande si l’humiliation liée à l’éclatement de l’URSS est toujours présente et ne suis pas convaincu par la réponse. Certes les jeunes générations ne savent presque rien de l’URSS, toutefois les dirigeants inscrivent leur action dans la durée. J’avais eu l’occasion la de ressentir moi-même dans les échanges que j’avais à l’époque avec des proches du Kremlin. L’occident a été sans pitié après l’effondrement de l’URSS : Plus personne n’écoutait les Russes dans les instances internationales.
Vladimir Poutine considère qu’il a assez attendu et ne cédera pas un nouvelle fois, quelles que soient les menaces d’un Joe Biden à la recherche de toutes les occasions pour se refaire une santé dans les sondages de popularité.
L’Europe, et particulièrement la France, ont un rôle à jouer pour progressivement mettre autour de la table tous les acteurs qui permettront d’élaborer un plan de sortie de crise et un accord sur le long terme pour assurer à chacun des états la garantie de ses intérêts vitaux. J’ai évoqué ceux des Russes, il y a aussi la question de la garantie des frontières de l’Ukraine, de la sécurisation de la fourniture de gaz russe à l’Allemagne, il y a des enjeux diplomatiques pour les anciens pays du bloc soviétique désormais en Europe et beaucoup d’autres encore.
D’ailleurs le Président Macron, à l’issue de sa longue visioconférence hier avec Vladimir Poutine, a réussi à mettre sur la table l’idée d’une rencontre directe entre les présidents russe et américain. Le porte-parole du Kremlin a rapidement fait savoir qu’il était sans doute trop tôt pour que les deux dirigeants se rencontrent. En langage diplomatique, ceci signifie que les Russes acceptent le principe de la rencontre et en conséquence reconnaissent la seule condition posée sur la table par Emmanuel Macron : Pas d’intervention militaire avant ou pendant l’échange.
Il est difficile à ce stade de savoir quelle sera l’issue de cette crise majeure qui se déroule depuis plusieurs semaines en Europe. Les intentions réelles de Vladimir Poutine ne sont connues que de lui seul. Il pourrait caresser le dessein de reconstituer la Grande Russie et pourrait être prêt à en faire subir les conséquences à son peuple. Il pourrait « simplement » créer le niveau de pression qui obligerait l’occident à dialoguer de la sécurité à long terme de la Russie. Nous le saurons rapidement.
La désescalade peut être à portée de main si Vladimir Vladimirovitch Poutine le souhaite. La guerre peut éclater d’un instant à l’autre également. Une guerre mondiale en Europe aux conséquences inconnues. Espérons encore et ne laissons pas se réchauffer la guerre froide !
Eric Faidy
Lundi 21 février 2022
* : Le prénom a volontairement été modifié.